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Les enseignements du jugement du tribunal judiciaire de Paris du 28 février dans l’affaire TotalEnergies

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Paris | 13.03.2023 

Le jugement du tribunal judiciaire rendu en l'état de référé dans l'affaire « TotalEnergies Ouganda » était attendu avec beaucoup d'attention par les entreprises assujetties à l'obligation de mettre en œuvre et publier un plan de vigilance en application de la loi « devoir de vigilance » du 28 mars 2017.


Pour mémoire, le projet de développement de Total en Ouganda (« Tilenga ») prévoit la réalisation d'un gigantesque pipeline long de 1440 kms jusqu'au port de Tanga, en Tanzanie, à la frontière kenyane (East African Crude Oil Pipeline, « EACOP »).


Opposées à ce projet, diverses associations en France et en Ouganda ont enjoint TotalEnergies dès juin 2019 de « satisfaire à ses obligations en matière de vigilance eu égard tant aux insuffisances de son plan de vigilance que de sa mise en œuvre effective ainsi que de sa publication ».


Elles dénoncent de graves risques d'atteintes aux droits de l'homme et à l'environnement, notamment du fait des déplacements de populations, des émissions de gaz à effet de serre induites par l'exploitation du complexe pétrolier ou encore d'impacts sur l'accès à l'eau des communautés riveraines ainsi que des écosystèmes.


Après plusieurs jugements pour déterminer le tribunal compétent, la Cour de cassation avait renvoyé l'affaire devant la juridiction des référés de Nanterre, laquelle s'était dessaisie au profit de la juridiction des référés du tribunal judiciaire de Paris.


Le jugement de ce dernier était d'autant plus attendu que d'autres entreprises ont été assignées par des associations pour insuffisance de mise en œuvre de leur plan de vigilance, et que d'autres assignations pourraient suivre prochainement.


Si le tribunal ne se prononce pas sur le fond, s'agissant d'une procédure en référé, il est possible de tirer d'utiles enseignements quant aux contours des obligations qui pèsent sur les entreprises assujetties à la loi devoir de vigilance. Ces obligations devraient augmenter substantiellement dans les prochaines années après l'entrée en vigueur de la directive sur le devoir de vigilance en matière de durabilité, dont l'adoption est attendue au cours des prochains mois, du fait de l'abaissement des seuils[1].


Les principaux enseignements du jugement du tribunal sont les suivants :


1-      Nécessité d'un dialogue préalable entre l'entreprise et les parties prenantes

Le jugement déboute les associations de leur action en considérant qu'elles auraient dû mettre à nouveau en demeure TotalEnergies d'exécuter ses obligations en matière de vigilance, la première mise en demeure datant de juin 2019 se fondant sur le plan de vigilance élaboré en 2018. Or, depuis lors, et compte tenu des péripéties de l'action judiciaire visant à déterminer le tribunal compétent, se sont écoulés plus de trois ans, au cours desquels TotalEnergies a adapté et mis à jour son plan de vigilance. Ainsi, le juge considère que les associations auraient dû fonder leur mise en demeure sur le dernier plan de vigilance connu, à savoir celui publié par TotalEnergies en 2022 pour l'année 2021. Ce sont donc trois plans de vigilance que TotalEnergies a ainsi publiés après celui ayant servi de fondement à la mise en demeure initiale.


L'argument est logique, dans la mesure où il aurait été difficile au juge de se prononcer sur les prétendues défaillances du plan de vigilance de 2018, alors même que la loi vigilance n'était entrée en vigueur qu'en mars 2017, et qu'il apparaissait clairement que ce plan allait évoluer à mesure que les projets de TotalEnergies allaient se développer.


En outre, le jugement rappelle que la loi a prévu la nécessité d'une concertation préalable de trois mois afin de permettre aux parties de se rencontrer. Il s'agit donc d'une phase obligatoire de dialogue et d'échange amiable, au cours de laquelle la société pourra répondre aux critiques formulées à l'encontre de son plan de vigilance.


En l'occurrence, les associations avaient estimé que cette concertation n'était pas utile, persuadées qu'elles étaient que leurs demandes ne seraient pas entendues par TotalEnergies, et ont donc refusé d'entrer en médiation malgré l'injonction du juge des référés de Nanterre en date du 1er juin 2022.


En effet, selon elles, les obligations en matière de vigilance sont continues et n'appellent pas de réitération des mises en demeure à chaque nouveau plan, sauf à priver la loi de toute sa portée, dès lors qu'un nouveau plan est publié chaque année et qu'elles sont tenues de respecter un délai de trois mois avant d'intenter une action en justice. Compte tenu des recours procéduraux qui peuvent être exercés par la société mise en cause, l'obligation préalable de mise en demeure sur la base du dernier plan publié pourrait donc dans certains cas conduire à une quasi-impossibilité d'obtenir une décision sur le fond dans un délai raisonnable.

Cette argumentation n'a pas été suivie par le juge.


Le premier enseignement de cette décision reste néanmoins l'importance de respecter cette phase de dialogue consécutive à une mise en demeure, afin d'instaurer un véritable débat contradictoire entre les parties et pas seulement par voie de communiqués de presse.


2-      Impossibilité pour le juge des référés de se prononcer sur la substance du plan de vigilance

Les associations estimaient que l'imminence de dommages graves pour les droits de l'homme et l'environnement justifiait de demander au juge des référés la suspension des travaux de démarrage des projets Tilenga et EACOP.


Ici encore, le juge considère qu'en l'absence de constatation de l'imminence d'un dommage, il ne lui appartient pas de procéder à l'appréciation du caractère raisonnable des mesures adoptées dans le plan de vigilance, laquelle nécessiterait un examen en profondeur de la cause, relevant du seul pouvoir du juge du fond. Il ajoute que le juge des référés ne peut, sans outrepasser ses pouvoirs, se livrer à l'interprétation d'un acte, mais seulement tirer les conséquences d'un acte clair. Or en l'occurrence, il n'est pas contestable que TotalEnergies dispose bien d'un plan de vigilance, que les rubriques du plan ne sont pas sommaires, ce qui confinerait à l'inexistence du plan, et qu'aucune illicéité manifeste n'est caractérisée.


Deuxième enseignement du jugement : le recours au juge des référés ne se justifie qu'en l'absence manifeste d'un des éléments du plan de vigilance, ce qui est très improbable compte tenu de la maturité des sociétés concernées.

 

3-      Appréciation du contenu des mesures de vigilance

Si le juge des référés ne peut se prononcer sur la substance du plan de vigilance, mais seulement sur son existence, le jugement contient d'intéressantes considérations sur la nature de l'obligation d'établir un plan de vigilance aux termes de la loi du 28 mars 2017.


En effet, il est relevé que :

  • Le contenu des mesures de vigilance imposées par la loi demeure général, faute de publication du décret pourtant prévu par celle-ci et qui pourrait apporter des précisions sur leur contenu ;
  • La loi ne mentionne aucun texte susceptible d'éclairer le juge sur l'appréciation de la conformité du plan de vigilance avec « des principes directeurs, normes internationales, nomenclatures, classifications des devoirs de vigilance » et le droit positif ne prévoit « aucun référentiel, typologie des mesures concernées modus operandi, schéma directeur, indicateurs de suivi, instruments de mesure … ».

    De même, le jugement relève l'absence d'organisme de contrôle, le juge se voyant seul confier la mission d'opérer ce contrôle sur la base de la notion standard de « caractère raisonnable des mesures de vigilance contenues dans le plan de vigilance, notion imprécise, floue et souple ».   

    A la lecture de ce jugement, on mesure mieux la solitude du juge devant la mise en œuvre des objectifs de protection des droits humains et de l'environnement établis par le législateur.

    On conçoit mal en effet qu'un ou des magistrats soient en mesure, même avec l'appui d'experts et autres amicus curiae, de déterminer si un plan de vigilance est suffisamment précis et robuste pour identifier et prévenir les atteintes graves envers les droits humains, les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l'environnement dans le cadre de ses activités et sa chaîne de sous-traitants d'autant plus lorsque les projets en question sont soutenus par les Etats concernés, en l'occurrence l'Ouganda et la Tanzanie.

    Troisième enseignement du jugement : en conférant à un juge le soin de déterminer si un plan de vigilance est non seulement existant mais effectif, et faute de référentiel d'application, ce qu'aurait pu prévoir un décret, la loi apparait très difficilement applicable.


4-      Notre analyse


1-      Conditions d'effectivité de la loi : comparaison avec la loi Sapin II


A la différence de la loi devoir de vigilance, la loi Sapin II, votée quelques mois avant (novembre 2016), a institué un régulateur (l'AFA), qui a défini un référentiel très précis (recommandations et guides), de sorte que cette loi a pu s'appliquer de manière effective et substantiellement modifier les pratiques des entreprises concernées en matière de conformité anticorruption.


Il faut également noter que l'AFA n'a pas le pouvoir (même si elle en a parfois la tentation) d'apprécier la pertinence de la cartographie des risques, en ce qui concerne l'identification, l'évaluation et la hiérarchisation des risques de corruption ou les actions coercitives mises en œuvre dans le cadre de plans d'actions pour réduire leurs risques nets. Il est communément admis que cette responsabilité relève de l'entreprise elle-même, et non du régulateur.

Toutefois, la loi Sapin II est précisée par un référentiel visant à guider les entreprises dans la mise en œuvre de la loi, avec des contrôles de l'AFA, des recommandations assorties le cas échéant d'avertissements, des contrôles de suivi d'avertissement et la possibilité de recourir à la commission des sanctions de l'AFA.


Première observation : la loi devoir de vigilance est largement ineffective faute de régulateur et de référentiel pertinent.

 

2-      Comparaison avec la loi allemande « Lieferkettengesetz » (en défaveur de la loi française)


Entrée en vigueur début 2021, cette loi « vigilance » allemande est substantiellement similaire dans son contenu à la loi française du 28 mars 2017, dont elle s'est d'ailleurs largement inspirée.

Toutefois, il est très intéressant de noter que le législateur allemand n'a pas reproduit les défauts constatés par le jugement du 28 février, notamment :

  • Parce qu'il institue un régulateur (Bundesamt für Wirtschaft und Ausfuhrkontrolle - BAFA) pour contrôler la mise en œuvre de la loi. Placé sous la supervision du ministère de l'Economie, cet organisme dispose également d'un pouvoir de sanctions administratives en cas de défaut d'application de la loi. Ces sanctions peuvent atteindre 2% du chiffre d'affaires mondial du groupe concerné, ce qui incite fortement les entreprises à la mettre en œuvre de manière effective.
  • Parce que la loi allemande prévoit un référentiel précis de normes internationales (une annexe liste 14 conventions internationales) sur la base desquelles doit se fonder le régulateur et in fine le juge pour apprécier dans quelle mesure tel ou tel programme de vigilance répond aux exigences de la loi et à ce référentiel. Il s'agit notamment de la convention de Stockholm sur les polluants organiques persistants (POPS, 2019), la convention de Minamata sur le mercure (2013), la convention de Bâle sur le contrôle du transport international des déchets dangereux, les conventions de l'Organisation Internationale du Travail, la convention internationale sur les droits sociaux, économiques et culturels de l'ONU (2009) ou encore le Pacte international relatif aux droits civils et politiques de l'ONU (1966).
  • Parce que le BAFA a pour mission de publier des guides d'application de la loi, afin d'aider les entreprises concernées à la mettre en œuvre. Ainsi, à l'instar de l'AFA en France en matière anticorruption, le BAFA a publié sur son site plusieurs textes d'application, dont un guide de mise en œuvre de la cartographie des risques d'atteinte aux droits de l'homme et à l'environnement dans la chaîne de sous-traitance des entreprises (août 2022). Ce guide propose une méthodologie quant à la mise en œuvre de la loi, à la différence de la loi vigilance qui, faute de décret d'application et de régulateur dédié, laisse les entreprises libres de déterminer le choix d'une méthodologie et les expose ainsi aux critiques des parties prenantes.

Deuxième observation : si le législateur allemand s'est fortement inspiré de la loi vigilance française, il a pris soin de lui conférer les moyens d'une application effective par les entreprises concernées, ce qui n'est pas le cas de la loi française comme l'illustre clairement le jugement du 28 février.


3-      La directive européenne peut-elle remédier aux lacunes de la loi vigilance ?


Le projet de directive européenne du 23 février 2022 devrait, s'il est adopté, permettre de remédier aux lacunes de la loi vigilance.


Une fois adoptée par le Parlement et le Conseil, a priori au cours du printemps 2023, elle devrait être transposée dans le droit interne des États membres dans un délai de 2 ans, pour une entrée en vigueur en 2025.


Ce projet prévoit notamment :

  • des définitions rigoureuses,
  • l'inclusion d'une stratégie climatique alignée sur l'accord de Paris,
  • la création d'une autorité indépendante chargée du respect de la loi,
  • des sanctions administratives,
  • une association obligatoire des parties prenantes, ou encore
  • une présomption de responsabilité en cas de préjudice.

Cette directive concernerait un nombre beaucoup plus important d'entreprises que celles visées par la loi française (et allemande), les seuils d'application étant réduits à 500 employés et 150 M€ de chiffre d'affaires (ou 250 employés et 40 M€ pour les secteurs à haut risque). Les entreprises non européennes opérant sur le territoire de l'Union seraient également concernées.


Nous aurons l'occasion de revenir en détail sur le texte de la directive lorsqu'il aura été adopté.


Troisième observation : la directive européenne vigilance devrait permettre de combler les lacunes de la loi vigilance française et la rendre plus effective, dans l'intérêt des entreprises concernées mais aussi des parties prenantes, et d'accélérer la prise en compte des considérations de droits humains et de transition écologique dans leur business model.


Conclusion :


Comme ceci avait déjà été constaté par la commission de l'Assemblée nationale, dans un rapport publié le 15 décembre 2021 relatif au devoir de vigilance des multinationales, le manque de clarté de la loi ainsi que l'absence de lignes directrices et de référentiel d'application et d'une autorité en charge de la mise en œuvre de la loi rendent cette dernière largement ineffective. Ce constat est aussi celui fait par le tribunal judiciaire de Paris dans son jugement du 28 février et il y a fort à parier que les juges du fond le suivront également.

La directive européenne devrait combler ces lacunes, en espérant toutefois qu'elle ne mettra pas d'obligations trop contraignantes à la charge des entreprises. A cet égard, l'entrée en vigueur de la directive CSRD sur le reporting extra-financier risque d'alourdir la charge (et les coûts associés) pour les entreprises, particulièrement celles qui n'étaient pas concernées jusqu'alors[2].


Toutefois, d'ici 2025, les entreprises ne devraient pas attendre pour anticiper sur les changements attendus de la directive européenne et de la directive CSRD et mettre en œuvre des plans d'actions dédiés à la préparation de cette transition. Cela vaut d'autant plus pour les entreprises qui ne sont pas concernées à ce jour par la loi devoir de vigilance.


Le tort du législateur français n'est-il pas d'avoir eu raison trop tôt et de ne pas avoir su poursuivre son effort en dotant la loi d'une autorité, de moyens et d'outils pour la rendre effective ?


Toutefois, nonobstant l'absence de tels instruments, on peut quand même se réjouir que cette loi, aussi imparfaite soit-elle, ait ouvert la voie à des projets plus ambitieux (loi allemande, directive européenne) et conduit les grandes entreprises françaises à se doter de plans de vigilance souvent ambitieux et d'avoir ainsi placé au cœur de leurs stratégies et leurs business models les enjeux de respect des droits de l'homme et de l'environnement dans leur chaîne d'approvisionnement. 

 

Pour en savoir plus sur les enjeux de la RSE et de la vigilance dans une perspective internationale, retrouvez le site dédié de Rödl & Partner : International Supply Chains | Rödl & Partner (roedl.com)

 



[1] Pour mémoire, la loi française devoir de vigilance s'applique aux grandes entreprises employant plus de 5000 salariés en France ou 10000 à l'étranger. Le projet de directive européenne prévoit que les seuils d'applicabilité de la directive seraient de 500 employés et 150 M€ de chiffre d'affaires dans le monde, ces seuils étant abaissés à 250 employés et 50 M€ de chiffre d'affaires, si plus de 50% des activités sont réalisés dans des secteurs dits à haut risque, notamment le textile, l'agriculture ou les matières premières. En outre, la loi allemande dite « Lieferkettengesetz » entrée en vigueur le 1er janvier 2023 prévoit des seuils de 3000 employés, puis 1000 à compter du 1er janvier 2024. 

[2] Pour mémoire, la directive CSRD concernera progressivement, à partir de 2024, un nombre croissant d'entreprises (50.000 entreprises selon les estimations). Elle s'appliquera à toutes les sociétés cotées, ainsi qu'aux grandes entreprises répondant à 2 des 3 critères ci-dessous : (i) 250 salariés, (ii) 40 M€ de chiffre d'affaires net, (iii) 20 M€ au bilan.

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